Tuesday, June 14, 2005

Bush, Bin Laden, le pape … même combat ?

George W. Bush, Oussama Bin Laden, Karol Wojtyla (feu le pape Jean-Paul II) partagent, dans leurs discours et leurs écrits, une même approche, que je trouve fort réductrice, de la condition humaine, de la morale et de ce que représente la notion même de dieu et le sens, donc, des religions.
Tous les trois, et beaucoup d’autres avec eux, partagent une approche manichéiste du monde : tout ce qui existe est soit bon soit mauvais, et cela au nom d'une autorité supérieure mal définie. Et comme, apparemment, ils confondent religion, spiritualité et morale, ils veulent, en plus, imposer ce manichéisme religieux comme base de la morale humaine et réduire les outils de la spiritualité à ceux qu'ils ont eux-mêmes adoptés .
Heidegger déjà nous disait que l’homme, dans sa longue évolution, n’a pas encore appris à penser !
Pour nos trois shérifs, "Dieu" préexiste à tout et régit le monde, il impose donc, tout naturellement, ses règles à l’humanité.

Il est pourtant clair aujourd’hui, à l’orée du XXIe siècle de l’ère chrétienne, que c’est l’homme qui a créé "Dieu".
L’analyse de la psyché, la connaissance des neurosciences, les recherches sur le rôle omniprésent de la sémantique nous ont appris comment fonctionne notre cerveau, comment nous construisons notre personnalité, comment se structurent nos règles morales à travers l’expérience directe de nos perceptions et de nos interactions avec les autres.
Tout d’abord, nous savons aujourd’hui que notre cerveau est très limité face à la complexité du monde et surtout du vivant. Il n’est pas, pour ce cerveau, de réelle connaissance. Tout ce que nous pouvons faire c’est établir des liens entre certaines de nos perceptions de certains éléments de notre environnement. Liens construits par notre cerveau, suivant les structures sémantiques et grammaticales de notre langage, et toujours afin de nous rassurer en dessinant des cohérences partielles qui concourent à soutenir notre homéostasie.
Carl Jung a bien montré ce renforcement progressif du projet inconscient que nous avons de nous-mêmes : à tout instant nous sélectionnons nos perceptions et les possibles mises en forme de nos consciences de nous-mêmes et du monde qui nous entoure. Pour ce travail de sélection, nous partons d’une hypothèse de travail, d’une ébauche qui nous fut souvent donnée par la perception que nos parents et nos proches avaient de nous dans notre tendre et malléable enfance. Le plus confortable, le plus facile aussi, est souvent de confirmer cette image, mais il nous est aussi possible de la modifier, de refondre le bronze, de retravailler la mise en forme de fond en comble.

Mais le plus important et, encore aujourd’hui, le moins bien compris, donc le moins accepté, est le rôle de la sémantique. On devrait pourtant commencer à le comprendre mieux maintenant que nous nous familiarisons avec le langage informatique des machines. Nous voyons vite que les ordinateurs ne peuvent nous "dire" que ce pour quoi ils ont été programmés, et uniquement avec les mots qu’on leur a choisis et les phrases prédigérées qu’on leur a préparées. D’une façon similaire chaque mot que nous utilisons pour penser possède, pour chacun de nous, une coloration liée aux contextes émotionnels et signifiants dans lesquels nous les avons entendus, une première fois d’abord, puis utilisés de façon plus ou moins fréquente. L’idéal rationnel qui veut qu’on définisse d’abord clairement le sens d’un terme avant de l’utiliser et, à fortiori, de débattre du concept sous-jacent, n’est qu’un leurre. Et ceci se complique bien sûr des structures grammaticales qui, dans chaque langue, facilitent certains modes de pensée, certains regroupements d'éléments dans des entités prédéfinies par une appartenance des signes (mots) à des racines ou à des sonorités communes. Ces regroupements sémantiques peuvent facilement entraîner des rapprochements abusifs des concepts. De tels ensembles flous sont prêts à piéger à tout moment la rationalité de notre "pensée".
C’est ainsi que des êtres sincères, de bonne intelligence et de bonne syntaxe peuvent en arriver à construire et défendre des systèmes manichéistes simplistes.

Pour "penser" vraiment il faut nécessairement transgresser. Nous en avons, tous ou presque, eu l’expérience à certains moments de notre enfance lorsque nous avons appris à jouer avec la magie et les rites, dans de grandes marelles exploratrices du monde et de nos sentiments. "Si j’arrive à cloche-pied jusqu’à l’arbre sans poser le pied sur les joints qui séparent les dalles du pavement, c’est qu’elle m’aime". "Si je perds l’équilibre et glisse en bas de la bordure du trottoir, c’est qu’elle en regardera un autre dès demain !"
Comme dans le chamanisme, le sacré y était une écoute respectueuse des règles mal comprises de la nature. Nous y croyions, mais comme à un jeu effrayant : à 90% seulement, et pas au-delà de la durée du rite. À certains moments, nous transgressions nos propres règles de magie, pour bien nous assurer que nous pouvions changer nos dieux à volonté. Nous y croyions juste assez pour expérimenter la crainte du sacré mais en laissant ouverte la fenêtre du scepticisme qui nous obligeait à grandir, à assumer un jour nos sentiments, à finir par penser rationnellement, librement. Dans cet apprentissage de la transgression, sans le savoir et bien plus qu'aujourd'hui dans nos vies d'adultes, nous faisions nôtre l'idéal inaccessible de la maxime d'Henri Poincaré: "La pensée ne doit jamais se soumettre, ni à un dogme, ni à un parti, ni à une passion, ni à un intérêt, ni à une idée préconçue, ni à quoi que ce soit, si ce n'est aux faits eux-mêmes, parce que, pour elle se soumettre, ce serait cesser d'exister".

Pour faire mentir Heidegger et commencer donc à penser, un petit peu, par nous-mêmes, il nous faut continuer à transgresser. L’adulte se construit par la transgression des règles qu’on lui impose.
C’est en parlant à "Dieu", non à travers les prières lyophilisées qu’on a voulu nous apprendre mais directement, d’égal à égal, droit dans les yeux, que nous découvrons qu’il nous répond toujours. Il existe donc bien. Mais si je change les règles un tout petit peu, si par exemple je l’appelle "Elle" et non "Lui", elle me répond encore! Si je triche et repose la question autrement, il me répond autrement!! J’apprends ainsi que c’est moi qui ai créé Dieu. Et Edgar Morin me le confirme lorsqu'il explique si clairement que lorsque notre cerveau ne peut plus appréhender la complexité du monde, tout ce qui se trouve au-delà de notre entendement, nous l’appelons "Dieu". Faut-il aussi évoquer Mircea Eliade et ses longues études de l’histoire des religions qui donnèrent tant de livres si lumineux et rassurants pour ceux qui, imprégnés des rites de leur enfance, craignent un peu de penser librement?

Mais ce ne sont pas seulement des rationalistes comme Morin et Eliade qui pensent ainsi. C’est bien Simone Weil, existentialiste préchrétienne, comme on l'a parfois catégorisée, qui disait, dans une merveilleuse formule choc, que la faute d’orgueil, pour nous humains, la faute contre l’esprit, c’est quand nous oublions que nous sommes Dieu !
Nous sommes "Dieu" ! Voilà bien la vérité et l'avenir de l'humanisme. Nous participons entièrement de la vie dans sa complexité et dans sa globalité universelle. Comme le disent bien les penseurs chinois classiques, il n'y a pas "nous" et "le Tao", il n'y a que le Tao. Et tout ce qui peut se définir ne peut être le Tao. C'est là une autre façon, moins religieuse, moins soumise, plus humaniste, d'approcher ce concept de ce qui dépasse notre entendement (le "Dieu" de Morin).
La "toute puissance divine", cette extraordinaire aptitude qu'a le vivant de se sortir avec honneur et bonheur des pires situations, elle est inscrite dans notre nature, elle est active en nous. Nous pouvons jouer avec elle, la libérer en accompagnant ses mouvements, en prendre partiellement conscience, la manipuler même pour servir nos recherches, nos aventures, nos jouissances, nos projets, nos jeux. Pourquoi ne le faisons-nous pas, dès aujourd'hui? Parce qu'on ne nous apprend rien encore, ou presque, de ces outils, ni à l'école ni dans les séminaires de formation permanente. Probablement parce qu'il n'y a pas là d'occasion d'asservir. Ces enseignants seraient comme des mandarins qui enseigneraient leurs codes, leurs trucs et leur magie.
De tels enseignants, soucieux d'humanisme, seraient aujourd'hui, face au système d'asservissement qui cherche à nous maintenir dans l'addiction au consumérisme, à proprement parler des révolutionnaires. Comme il n'y aurait dans cette révolution de libération aucun rejet de la technologie, de l'esprit d'entreprise, de la responsabilité individuelle, du risque ni de la rentabilité, on est très loin des néo-gauchistes attardés qui aujourd'hui, en France, veulent au contraire revenir à la servitude du travail assuré par une industrie paternaliste et à la castration qu'entraîne la protection d'un Etat Providence. Le mot devrait leur ouvrir les yeux: veulent-il vraiment passer d'une providence divine à une providence étatique? De "Dieu" à "Big-Brother"? Pas pour moi, merci. Je resterai free-lance, samouraï, mercenaire des causes perdues, ne rendant de comptes qu'à ma conscience.

Les efforts de "libre-pensée" du milieu du XXe siècle dans les universités étaient le bon début de ce progrès, mais ils n'ont pas suffi. On replonge aujourd'hui si allègrement dans la superstition que les clergés chrétiens et les gurus de tout acabit y voient une nouvelle opportunité de reprendre du pouvoir sur nos "âmes"!
Un nouvel humanisme devrait participer à cette prochaine étape de la libération de la condition humaine: nous apprendre à être dieu, ou du moins, dans un premier effort, à gérer nos perceptions, nos émotions, nos rêves et nos projets. Accepter le mysticisme et ses techniques pour ce qu'il nous apporte: une vision décalée, souvent enrichissante, des utopies porteuses de progrès et d'avenir insoupçonnable, … mais tout cela sans en être le jouet, comme dans les religions, mais au contraire le joueur, conscient et libre.

Dans son dernier livre, Mémoire et identité, le pape Jean-Paul VI a voulu redonner au contraire à son "Dieu" le pouvoir absolu, non seulement de faire tourner les étoiles mais de décider pour nous de ce qui est bon ou mauvais: la morale de l'être humain normal serait définie par un clergé élitiste, hors des réalités économiques de la vie, en abstinence sexuelle (ou presque!), très vaguement héritier auto déclaré d'un illuminé palestinien assez génial…. Où allons-nous? Tout droit vers l'époque des confesseurs, de la religion d'Etat et de l'Inquisition? Tout droit donc vers le passé et vers la servitude.

L'humanisme est en danger. Je ne vois pas de différence essentielle entre les conceptions de l'être humain de George W. Bush, d'Oussama Bin Laden et de Karol Wojtyla.
Ils partagent le même principe de base: l'homme est la créature d'un "Dieu" qui à ce titre a le droit de décider des règles du jeu. La morale nous est donc imposée de l'extérieur.
Pas étonnant que les gens ne voient pas le futur avec beaucoup d'enthousiasme: il serait derrière nous, à l'époque de Néandertal!
Je pense au contraire que le temps est venu pour un énorme bond en avant dans la Liberté, le Pouvoir sur soi, et la Dignité qui en découle.